Entretien
Alternatives
internationales : Quelle est votre
réaction d’économiste face à la crise que nous connaissons ?
Alain Lipietz : Pour qui n’en est
pas victime, cette crise est passionnante, une sorte de prodige car elle en
résume beaucoup d’autres. C’est la première fois que la crise vient à la fois
du social et de l’écologie pour se transformer en
crise financière, et de là rebondir vers l’économie réelle dont elle est issue.
Je suis agacé par ceux qui parlent « de crise
d’origine financière qui finit par toucher l’économie réelle ». Non, cette crise vient de la prolifération du nombre de
salariés pauvres américains depuis les années 1980. La mondialisation a accéléré cette dégradation, mettant fin au « compromis
fordiste » des années 40.
Alternatives internationales :
Les ouvriers américains ont pourtant continué à acheter des
maisons, d’où la crise des subprimes…
Alain Lipietz : Oui,
d’autant qu’acheter sa maison est une norme plus prégnante là-bas qu’ici. Ils
ont fini par ne plus trouver que des usuriers pour leur prêter de l’argent
(subprimes), usuriers qui ont vendu les titres liés aux hypothèques sur les
marchés financiers, ce qui a intoxiqué tout le système financier mondial. Mais
plus généralement, dans le monde, il y a énormément de
pauvres et quelques énormément riches. On a dépassé en 2007, aux Etats-Unis, la
polarisation sociale de 1928, c’est-à-dire la différence entre les 1 % les plus
riches et les autres. Nous étions donc revenu au-delà
du déséquilibre qui avait provoqué la crise de 1929, avec la destruction
achevée du New Deal opéré par
En cela, cette crise est typiquement « 1929 » : des
financiers ont accumulé beaucoup trop d’argent (y compris le gouvernement
chinois en tant que propriétaire des usines chinoises, et les fonds de pension
américains qui cherchaient des secteurs rentables pour financer les retraites
de la génération fordienne). Les salariés pauvres étant
devenus insolvables, on a une crise classique de sous-consommation (ou de
suraccumulation). Les riches ont réalisé que les pauvres ne pourraient
pas payer et tout a craqué . Les pauvres sont expulsés
de leur maison, le prix de l’immobilier s’effondre, les établissements de prêts
et les sociétés de réassurance des crédits
s’effondrent, puis les banques...
Ajoutons, et c’est inédit par rapport à 1929, la mondialisation
financière « casino » : tout titre peut être vendu
dans le monde sans qu’on sache ce qu’il représente exactement. Sous
Alternatives internationales : Vous
dites que cette crise est à la fois sociale et environnementale. En quoi ? Est-ce la fin du « système libéral productiviste »
que vous chroniquez sur votre blog ?
Alain Lipietz : Je
viens d’évoquer l’aspect « libéral » de la crise, qui l’apparente à la crise de
1929 : une accumulation de richesses qui ne trouve plus à s’investir car les
pauvres sont trop pauvres pour acheter. Dans les années 1930-1940, on a corrigé
cet effet pervers du libéralisme par le « fordisme » :
payer mieux les ouvriers pour faire croître la consommation et assurer le
plein-emploi. Mais ce compromis fordiste, Thatcher,
Reagan et la concurrence mondiale l’ont effacé à partir des années 1980, et
l’on se retrouve dans une structure de distribution mondiale plus dangereuse
encore que
Le deuxième aspect, c’est l’aspect «
productiviste » de la crise. Pour la première fois depuis 1848, voire la
Grande Peste, on assiste, en plus de la crise du système économique, à une
crise d’épuisement des ressources naturelles. En 1929, les récoltes étaient
bonnes, aucun problème du côté de la Nature : on brûla
le café invendable dans les locomotives. On atteint désormais
la limite de la plupart des ressources non-renouvelables (le pétrole, les
métaux…). Tout s’épuise à la fois : les
matières premières et la possibilité de recycler les déchets, comme les gaz à
effet de serre, péril bien plus grave encore.
En plus, le monde a manqué courir à la
catastrophe totale, en se lançant en 2007 dans les agrocarburants. Pour
lutter contre la rareté du pétrole, on aggravait la rareté des produits
alimentaires. Et cela a précipité les propriétaires
endettés dans la pauvreté, accélérant la crise des subprimes. Ce projet insensé
est remis en question, du moins en
Alternatives internationales :
Faut-il désespérer ?
Alain Lipietz : Voyons
l’aspect positif des choses. Premièrement, la capacité de réaction de la
planète est beaucoup plus forte que lors de la crise
de 1929. Pourquoi ? Parce que celle-ci
a eu lieu, justement. On a annulé les conquêtes du fordisme, mais on en
avait gardé la théorie : le keynésianisme. Même George
W. Bush, contrairement à Herbert Hoover (président des Etats-Unis de 1929 à
1932) en son temps, comprend que, face à une telle dépression, il faut lâcher les rênes du crédit et augmenter le pouvoir
d’achat.
Deuxième aspect positif, la compétence
plus grande de l’humanité en tant qu’intelligence collective. La façon
dont les agrocarburants ont démarré puis ont été contestés est
significative. Les parlementaires européens (les écologistes d’abord), les
grandes organisations internationales, le « quatrième
pouvoir » (la presse) bien sûr, ont mis le holà à cette folie, en un peu plus
de dix mois. L’envolée du prix de la nourriture était alors
de l’ordre de 60 ou 70 %. Toutes les céréales et
les plantes à huile (colza, arbres à palme etc.) étaient connectées au prix du
pétrole. La situation devenait catastrophique. La régulation intellectuelle et, partiellement, institutionnelle (ONG, institutions
internationales) a marché. La démocratie, cela fonctionne, ce
n’est pas la même chose que l’Union soviétique qui a vu la mer d’Aral
s’assécher sans rien faire et sans se poser la question de l’impact de la
culture du coton dans le
Mais de la critique à l’action politique il
y a une marge. La « sortie par en haut » de la crise n’est pas gagnée.
Alternatives internationales :
Quelle pourrait être la forme d’un autre régime d’accumulation, d’un autre mode
de régulation et d’un nouveau modèle de développement ? On ne va pas revenir au
fordisme ?
Alain Lipietz : Par ses ressemblances
avec la crise de 1929, il devra sans doute y avoir quelque chose de
rooseveltien dans les solutions à la crise actuelle, donc de la redistribution
des revenus à l’échelle mondiale. Et l’Etat-Nation est désormais impuissant à
réguler le capitalisme : il nous faut au moins une
C’est toute l’idée de la « croissance
verte ». La norme de consommation devra être non seulement économe en
énergie et en gaz à effet de serre, mais en plus
réduire les déséquilibres accumulés. On ne peut pas se
contenter de la « décroissance » de l’activité. Ce serait vrai si on
était à l’équilibre et qu’il fallait maintenir les choses en l’état, or ce n’est pas du tout le cas.
Il faut bien comprendre qu’une
décroissance de la crise écologique suppose une croissance massive de
l’activité humaine. Nous devrions être aujourd’hui dans une « économie
mobilisée » au sens de Janos Kornai, l’économiste hongrois, une économie où la
question de la demande du consommateur ne se pose pas, tant les besoins
collectifs sont impératifs. En un an, tout pays « mobilisé » pourrait être en
situation de plein emploi, avec des gens en train de construire des logements
écologiques, des vélos, des couloirs pour autobus à méthane issu de la
fermentation des ordures, remettre HLM et copropriétés aux normes HQE (haute
qualité environnementale). En
Côté bancaire, ce qu’a montré la
crise, c’est qu’une banque centrale ne doit pas prêter de l’argent au même taux
selon les différents usages de l’argent. Si l’Union européenne avait le courage
de réformer la BCE, elle édicterait que celle-ci doit racheter à taux zéro les
titres émis par les chantiers de lutte contre l’effet de serre, et faire monter
à 10 ou 15 % les taux de refinancement pour les titres spéculatifs sans rapport
avec le bien commun.
Alternatives internationales :
Les libéraux, observant la baisse de la consommation de carburant en
Alain Lipietz :
Non, c’est la crise écologique qui est en train de faire bouger les
comportements des individus. Mais toute crise se régule d’une certaine façon
par la mort de ce qui l’a provoquée. Le «
développement soutenable » vise justement à éviter la violence des crises
régulatrices. Il faut tout à la fois réguler le social
et l’environnemental. Le problème de la nature, c’est que, comme elle est
gratuite, tout le monde se sert et les riches bien plus que les pauvres ! La mission de l’écologie politique, dans laquelle
je m’inscris, est d’alerter et de proposer un usage de
la nature « assurant les besoins d’abord des plus démunis, et des générations
futures ». Depuis 1972 (conférence de
Notre rôle de prophète de malheur est
terminé aujourd’hui. Le travail que nous avons à mener, dans les collectivités
locales, à l’Europe (où les scrutins sont proportionnels et
permettent de représenter les courants émergents), c’est de montrer ce que
serait le « New Deal » du XXIe siècle. La révolution d’une redistribution
égalitaire des gains de productivité selon des formes faisant reculer la crise écologique : croissance du temps libéré, économies
d’énergie, reconversion vers une nourriture saine, etc.
Propos recueillis par Bertrand Richard